''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)
Ses yeux bleus qui pétillaient de malice avaient séduit Henri dès qu’il l’avait aperçue, assise tout près de lui sur les bancs de la faculté de lettres. Henri n’avait pas pu résister. Il s’était pourtant bien juré de terminer ses études avant de songer à conter fleurette à l’un ou l’autre de ces jolis papillons qui virevoltaient régulièrement autour de lui. Mais Cécile, avec son charme, sa joie de vivre et son sens de l’humour inégalé, il ne fallait pas la laisser passer. Henri de son côté ne laissait pas indifférent. Brillant, sportif accompli, bien dans sa peau, et issu d’une famille très en vue, il avait tout pour plaire à la belle-mère la plus difficile, ce qui paraît-il ne manque pas. C’était ce qu’on appelle un beau parti. Le coup de foudre fut réciproque. Dès les premiers échanges, ils sentirent qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. C’était à celui qui aurait les rêves les plus fous, les désirs les plus extravagants, les idées les plus débridées. Henri promettait tout. Cécile frémissait de bonheur en l’écoutant : « Tu verras, un jour, je t’offrirai une vraie rivière de diamants et je t’emmènerai dans une superbe grosse voiture rouge…. » Cécile riait aux éclats. Ca la rendait encore plus belle. Elle adorait cette phrase qui était devenue pour eux une sorte de leitmotiv qui allait les accompagner le plus longtemps possible, tout au long de cette vie de bonheur qui s’offrait à eux. Cinquante années et sept enfants plus tard, la joie de vivre était toujours au rendez-vous. Bien sûr, il y avait eu quelques moments plus difficiles que d’autres, mais jamais Cécile et Henri ne s’étaient départis de leur joie de vivre. Le rire était resté leur quotidien. Ils ne s’aimaient sans doute plus de la même façon, mais une affection très intense les unissait et qui allait sûrement durer jusqu’au moment du grand départ. Régulièrement, la rivière de diamants et la grande voiture rouge venaient égayer le cours d’une conversation, où l’humour avait toujours le dernier mot. Cinquante années de bonheur, pratiquement sans un nuage ! Qui pourrait oublier de fêter un tel anniversaire : les noces d’or ! Henri n’eut pas à chercher longtemps le cadeau qu’il offrirait à Cécile pour cette occasion où tous les parents et amis seraient invités. Ce serait une fête merveilleuse, inoubliable. « Cécile, tu sais ce que je t’ai dit un jour, tu n’as pas oublié ? » « Mon ami, si tu as l’intention de me parler une fois de plus de rivière de diamants et de belle et grande voiture rouge, comment aurais-je pu oublier la promesse que tu m’as faite tellement de fois depuis nos vingt ans ! » Les yeux de Cécile brillaient de mille feux, plus bleus que jamais. Henri poursuivit. « Je suis en retraite maintenant, et notre société, elle a été bien vendue, n’est-ce pas ? Comme dit la chanson…si on pensait un peu à nous, ce ne serait pas une mauvaise idée ! » Une émotion palpable envahissait Cécile dont les joues rosissaient de plaisir. « Tu ne veux pas dire que…. » « Si, Cécile, je suis passé hier à la bijouterie Couvreur, tu sais bien, rue Crébillon, là où Georges a été témoin d’un hold-up la semaine dernière et qu’il arrête pas de raconter à tout le monde. Hé bien tu peux aller la choisir : je t’ai fait mettre de côté quelques rivières de diamants. Toutes plus belles les unes que les autres. Il y en aura forcément une qui te plaira… Tu n’as qu’à aller demain avec Louise, parce que moi, je vais aller faire un tour du côté de la route de Vannes. Ils sont tous là les concessionnaires. Je suis persuadé que je vais sûrement la trouver la belle et grande voiture rouge. Vous avez vos portables : on se retrouvera en ville après. Tu sais bien que moi, courir les magasins et avec Louise par-dessus le marché, c’est pas trop mon truc. » Des larmes de bonheur semblèrent couler doucement sur le beau visage de Cécile. Décidément, elle ne s’était pas trompée : Henri était vraiment le bel et unique amour de sa vie. Aucun homme n’aurait pu la rendre plus heureuse. Le lendemain, Henri après avoir déposé Cécile place Graslin, prit aussitôt la direction de la route de Vannes, Cécile de son côté s’empressant de rejoindre son amie Louise qui serait sûrement de bon conseil. A la bijouterie Couvreur l’examen des différents modèles proposés ne fut pas long. Cécile avait des goûts très précis et elle opta au premier coup d’œil pour un modèle serti de diamants avec au centre une aigue marine rectangulaire et une bélière ornée de diamants carrés sur monture en platine. Magnifique. Bras-dessus, bras –dessous, Cécile et Louise descendirent la rue Crébillon pour se diriger vers Sainte-Croix où Cécile avait sa couturière attitrée. Elle avait juste un essayage à faire pour la superbe robe qu’elle avait décidé de mettre le jour où elle fêterait enfin ses noces d’or avec Henri. Ca papotait dur dans les rues ce jour-là. Cécile et Louise qui ne s’étaient pas vues depuis longtemps avaient une foule de choses à se raconter. Les enfants, la famille, les amies, celles qui ne l’étaient plus, tout le monde fut passé en revue pour le plus grand plaisir de Louise qui avait toujours eu un petit côté commère. Prises par leur conversation, elles ne virent pas le grand camion blanc arriver. Si Louise sauta prestement sur le trottoir au risque de se fouler une cheville, il n’en fut pas de même pour Cécile. Le gros pare-chocs du mastodonte la projeta à au moins six ou sept mètres. Elle poussa un cri de douleur mais ne perdit pas connaissance. Au carrefour ce fut tout de suite l’affolement .Des gens se précipitèrent. Un commerçant voisin qui avait vu la scène avait déjà appelé les secours. Pas plus de deux minutes, toutes sirènes hurlantes, ils étaient là. En un rien de temps elle était sur le brancard. Les portes de l’ambulance se fermèrent : direction, les urgences. Cécile n’avait pas perdu la tête. En geignant, de sa voix faible, elle désigna son sac et dit : portable…le premier numéro. L’infirmier le lui mit bien contre l’oreille. « Allo, Henri, la grande voiture rouge, ce n’est plus la peine ,je suis déjà dedans » Elle tourna alors la tête doucement sur le côté.