''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)
De mémoire de Tarfouillois on n’avait jamais vu ça. Même au dernier concours de juments poulinières il n’y avait eu autant de monde dans les rues de Tarfouille-les-Crapelle. C’était une jolie petite bourgade perdue dans la campagne, connue seulement de ses habitants, du percepteur et de quelques automobilistes égarés. Il faut dire que l’événement était de taille: ce matin-là on enterrait Monsieur le Maire. Enterrer un maire, c’est banal me direz-vous. Certes, mais notre maire à nous, quel personnage ! Quoique communiste c’était quand même un brave type. D’un dynamisme à toute épreuve, élégance grisonnante et allure sportive, c’était presque le sosie de Gilbert Bécaud. Il plaisait. Maurice Lavollée, c’était son nom, savait faire preuve envers ses administrés d’un sens du contact qui forçait la sympathie. Et dans Tarfouille, à part les cocus, tout le monde ou presque votait pour lui. Sans être un forcené de la faucille et du marteau il vénérait l’auteur du Manifeste, ce bon bourgeois qui ayant épousé une riche héritière, n’en avait pas moins le sens du partage et se payait aussi la bonne ! Il n’avait qu’une idée en tête: augmenter la population de Tarfouille-les-Crapelle. C’était devenu chez lui une obsession. Du moins c’était ce qu’il faisait croire. Il avait lu dans un article d’un organe bien orienté que les camarades bolcheviks de la grande Russie avaient jadis instauré des reproducteurs chargés de suppléer les moujiks défaillants. Un seul enfant par foyer, ce n’était pas assez. Aussi avait-il décidé de prendre le taureau… par les cornes si j’ose dire. Il décida de remplir lui-même cette fonction dans sa commune. Mais ce n’était qu’un prétexte. Vous l’avez senti, Maurice Lavollée était une manière de sportif et chez lui ce n’était pas le cerveau qui le démangeait le plus. Sa dernière victime en date fut Georgette Pillagrain, une pimpante quadragénaire que tout le monde appelait « Mi-Carême ». D’un naturel distrait elle oubliait souvent d’étaler son fond de teint et régulièrement on pouvait la voir faire ses courses avec de jolies taches colorées sur les joues, le nez, le menton ou le front. C’était plaisant. Certains même, trouvaient ça un brin excitant. On jasa bien sûr, dans Tarfouille-les-Crapelle et la nouvelle éclata insidieusement aux oreilles de l‘infortuné Hubert Pillagrain. Il était président de la société de chasse. Il eut vent de l’affaire. Il la régla. Il avait exercé ses talents en Afrique : une cartouche pour rhinocéros, une seule, mit fin à l’hyperactivité de notre premier magistrat. La détonation fit grand bruit dans le canton. Le journal du chef-lieu envoya un journaliste pour couvrir l’événement à la place du correspondant local jugé peu compétent vu la notoriété des protagonistes. On chuchotait même que le sous-préfet assisterait aux obsèques. C’est dire… Bref, beaucoup de monde s’était déplacé pour accompagner notre bouillant édile en sa dernière demeure. On voulait voir un enterrement de première classe ? On ne serait pas déçu. C’était encore l’époque, il y a un peu plus de quarante ans où le corbillard était un vrai corbillard. Bien noir, avec des roues immenses et des essieux grinçants, tiré par un cheval caparaçonné, orné des parements luisants dans le soleil. Royal comme un carrosse on aurait cru qu’il arrivait direct de Versailles. Monsieur Bertin, le cocher, connaissait bien son rôle. C’était un homme d’expérience. Seulement ce jour-là il y eut un fâcheux contretemps. Bijou, son fidèle compagnon avait une forte fièvre, de cheval, évidemment, aussi fut-il obligé de se rabattre sur Craquotte la vieille jument d’Albert, son collègue chargé du ramassage des ordures ménagères. Craquotte avait sa méthode de travail: elle s’arrêtait devant chaque maison le temps nécessaire à l’action, et ne daignait poursuivre sa route qu’après avoir reçu une grande claque sur son postérieur accompagné d’un tonitruant « Hue Craquotte ! » Revêtue d’une grande cape noire qui lui conférait une dignité inaccoutumée Craquotte ne dérogea pas. Elle était bien incapable de faire la différence entre un maire et un tas d’ordures ménagères. Aussi entre le domicile de feu le camarade et l’église ne s’arrêta-t-elle pas moins de cinquante-deux fois pour le plus grand plaisir de nombreux participants. Le cercueil fut promptement transporté sur les épaules de quatre gaillards dont un avait la particularité de faire une tête de moins que les autres. On n’était pas au bal mais l’allure bien chaloupée de l’ensemble n’échappa à personne. La mairesse et son fils, un grand dadais nettement moins dégourdi que son père lui emboîtèrent le pas. La cérémonie dura environ une heure et fut émaillée de brefs et divers incidents. Le discours du curé fut d’une extrême et prudente platitude, eu égard à la personnalité engagée et atypique du partant. Néanmoins lorsqu’il parla du défunt comme étant un modèle pour tous les habitants on en vit plus d’un sourire et la veuve lâcha un faux sanglot qui en disait long sur la consistance de son chagrin… Elle savait. Les enfants de chœur accumulèrent les maladresses. Le premier en marchant sur son aube trop longue pour lui la déchira en deux, laissant apparaître un caleçon d’une fraîcheur douteuse. Le second laissa tomber l’encensoir qui descendit l’escalier de l’autel dans un vacarme tintinnabulant qui s’entendit jusqu’au fond de l’église. Pour couronner le tout, tel Thierry la fronde, le curé en bénissant le corps agita tellement le goupillon que la tête mal vissée s’en détacha et vint heurter le front d’une vieille parente qui poussa un grand cri. Le summum fut atteint au moment du départ : La partie musicale était assurée par Mademoiselle Lambert. Elle avait en charge un vieux tourne-disque et une pile de microsillons. Ses lunettes n’étaient plus adaptées : elle se trompa de côté et au lieu d’entendre » Gloire immortelle de nos aïeux » de Gounod on eut droit à « Je suis l’époux de la reine, poux de la reine, poux de la reine… » qui figurait sur l’autre face. On put noter quelques visages hilares dans l’assistance. Comble de malchance en sortant de l’église, Madame la Mairesse se tordit le pied sur l’avant-dernière marche du parvis et y laissa son talon. Son grand nigaud de fils la soutint jusqu‘au cimetière. La démarche de Craquotte très digne en profond décalage avec celle, claudicante de la veuve éplorée alimenta largement la conversation des suivants. Craquotte était très solennelle, Madame la Mairesse faisait plutôt pocharde ! Lorsqu’elle passa devant le café des sportifs Craquotte fit une pause d’au moins cinq minutes. Elle n’avait pas soif, mais cela montra qu’Albert avait de fâcheuses habitudes. Eugène Laurange était le fossoyeur attitré de Tarfouille Les Crapelle. Son tarin luisant et coloré montrait que par pure conscience professionnelle sans doute, il savait noyer non seulement son chagrin mais aussi celui des autres. La bière, c’était toute sa vie ! Ce jour-là, il avait hélas anticipé. Un camarade on ne le laisse pas tomber. Mais là on a rien pu faire pour lui. Avant même de descendre le cercueil, aidé par un acolyte anonyme, il tomba lourdement dans la fosse en butant sur une poutrelle qui avait été malencontreusement déplacée. Il n’eut même pas le temps de lâcher son juron favori. Il mourut sur le champ. "Et après, grand-père?" "Hé bien, après, rien du tout. Cet enterrement avait épuisé tous les participants. Chacun rentra chez soi. Ha! Si. Quelques mois plus tard, l'impasse qui mène au cimetière, on l'a baptisée "Impasse Lavollée-Laurange". Mais ça, ça ne veut sans doute rien dire pour vous.