''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)
Vendredi 16h30 Antoine marmonne.
Sur le chemin qui le conduit vers l’arrêt du bus qu’il prendra pour rejoindre la maison familiale, Antoine marmonne.
Les dents serrées, la tête baissée, les yeux rivés vers le caniveau, guettant le moindre caillou auquel il pourrait donner un peu d’élan, il a la rage au ventre .Presque de la haine, et si ça n’en est pas, c’est au moins de la rancœur. Car pour Antoine, la vie n’est pas un long fleuve tranquille, loin de là.
C’est vrai, il savait d’avance, bien avant la rentrée, qu’il connaîtrait des moments difficiles, mais à ce point ! Non, il ne l’imaginait pas.
L’an dernier, comme les années précédentes, le problème n’était pas le même. Dans le petit bourg, à quelque dix kilomètres de la préfecture où il habite, il se sentait moins seul face à l’adversité.
Et pour cause, si on descend l’annuaire de la commune, on se rend compte qu’il n’y a pas moins de sept familles qui s’appellent comme lui. Antoine, son frère, ses sœurs, ses parents, ses oncles, ses tantes, et ses nombreux cousins, tous ont un patronyme qui suscite la raillerie, ou qui provoque d'office un sourire mal dissimulé.
Et pourtant, ça ne s’écrit pas pareil que dans le dictionnaire où là ça se termine par « c-o-t ». A peine savait-il lire qu’il en avait déjà vérifié l’orthographe exacte.
A la maternelle, ça n’avait pas trop d’importance. C'est plutôt le prénom qui sert à repérer et à différencier les chères têtes blondes mais après, les premières difficultés apparaissent. Les petits camarades ne se gênant pas pour répéter ce qu’ils ont entendu chez eux. Normal, dans une bourgade perdue au milieu des pâturages, les gamins ont vite su qu’un bourricot, c’est un âne. Et, que ça se termine par « cot » ou « caud », quelle importance !
L’union fait la force, et quand on sait que dans un environnement proche, on est une cinquantaine de Bourricaud, on se sent moins seul et surtout moins ridicule. Les moqueries restent insignifiantes et, somme toute, supportables.
Mais, désormais, Antoine Bourricaud ne joue plus dans la même cour.
Ca fait à peine quinze jours que la rentrée a eu lieu et, en si peu de temps, il est devenu, bien malgré lui, la tête de turc de toute la sixième A.
Apparemment, à la ville, un Bourricaud, ça impressionne. Sans doute n’en avaient-ils encore jamais vu.
Non, jusqu’ici, il n’a pas reçu de coups, mais il sent bien que ça pourrait venir Quel mal y aurait-il à frapper un bourricot ? C’est même un devoir de le faire. Il n’y a qu’à lire les fables de La Fontaine, c’est écrit noir sur blanc. Et Antoine se rend bien compte que, en douce, sans que le surveillant ne le remarque, il n’est pas à l’abri d’un coup de pied occulte.
« Ah ! ce n’est pas donné à tout le monde de s’appeler Bourricaud , pense-t-il en poursuivant son chemin, je n’aurais pas pu avoir un bon surnom comme certains dans la classe qu’on a baptisés Pelé, Fangio ou Zatopek ! Non, il a fallu que ça tombe sur moi. J’aurais sûrement préféré être Antoine Martin, ou Dubois, ou Durand. Pas de chance, je suis Bourricaud, fils et petit-fils de Bourricaud, et depuis des générations les Bourricaud se reproduisent. Il paraît qu’il y a des noms qui s’éteignent ? Hé bien, pas le mien.
Ca ne sent quand même pas très bon Bourricaud.
Qui dit bourricot dit âne, donc croûte intellectuelle, déchet de la société, avec un avenir limité. Une vocation toute tracée de bête de somme à qui on ne confiera jamais la moindre responsabilité.
Alors que moi, mon rêve, ce serait de faire de la politique, de devenir député, peut-être ministre, et pourquoi pas, un jour d’être élu président de la République, même si mes parents ont plutôt rigolé quand je leur ai dit ça. Mais un Président de la République qui s’appellerait Bourricaud, ça ne sonne quand même pas très bien. Et pourtant, je l’ai bien vu, Giscard, coiffé d’un bonnet d’âne dans le journal de mon père !
Hé bien je crois que je ne serai jamais président. Parce que Bourricaud, ça rappelle l’étable, celle où il y a les animaux, le bétail, les vaches, les chevaux et bien sûr, les bourricots sans oublier cette forte odeur de paille. Hé oui ! moi, Antoine Bourricaud, je sens le foin ! Quelle drôle d’idée ont eu mes parents de m’inscrire dans ce collège huppé où ça sentirait davantage l’oseille !
Rien ne m’est épargné. A la cantine, on me demande si j’aime bien le picotin Si je traîne un peu dans le rang, j’entends : » Il te faut un coup de bâton ou une carotte pour avancer ? » Une simple mouche dans la classe : » Tiens! t’as amené une copine, Bourricaud ? » Et j’en passe. Et il y en a un, alors là, celui-là, il me ferait même un peu peur, un qui s’appelle Benjamin, un sixième B. Benji pour ses copains.Il n’arrête pas de m’asticoter. Hé bien ce soir, je lui dis à mon père que je ne ceux plus aller dans ce collège. Voilà! C’est tout! »
Samedi 7h45 « Tu as bien compris Antoine, ce midi je viens te chercher à la sortie des cours, et ton fameux Benji, il va voir de quel bois je me chauffe. »
Samedi, 12h05 Francis Bourricaud s’approche de ce vilain Benji blouson bicolore gris et bleu, et cartable rouge sur le dos qu’Antoine lui a rapidement décrit.
« Salut Benji, je suis le père d’Antoine Bourricaud, oui, Bourricaud, celui sur lequel tu t’acharnes. Je n’ai qu’une chose à te dire, tu vas lui foutre la paix sinon tu auras à faire à moi; et si ça ne suffit pas j’irai voir tes parents, compris ? Et d'abord, comment tu t’appelles ? » « Ben, moi, c’est Benjamin » « Oui, mais Benjamin comment ? » « Ben, Benjamin Cocu, pourquoi ? » « Hé bien mon petit Cocu, tu as sûrement de l’avenir, mais tu ne seras jamais président de la République ! »
L’air éberlué, complètement ahuri du jeune Cocu amena sur le visage de Francis Bourricaud un large sourire de satisfaction. Retrouvant Antoine dans la voiture, il lui dit sur un ton très rassurant : « Antoine, ça devrait aller maintenant. Et abandonne tes idées de vengeance, c’est déjà fait »… |