''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)
Le grand saut
Anaïs était très énervée et hyper-pressée. La fébrilité du départ s’accommode mal des embouteillages. Elle trouvait que le taxi était hors de prix. Le gros moustachu, il l’avait vu venir. Mais, bon ! Il faut se faire une raison n’est-ce pas ? Et de toute façon, elle n’avait aucun autre moyen pour être à Orly-ouest à 18h30 et prendre son avion qui devait l’emmener pour des vacances de rêve à la Réunion. Elle essayait de remettre d’une main maladroite son porte-monnaie dans son sac quand il lui échappa des mains pour tomber sur le macadam. Ah, qu’elle était empotée ce jour-là avec sa grosse valise qui avait tendance à rouler de travers et son sac en bandoulière dont elle avait de la peine à attraper la lanière. Réaction courtoise d’un homme bien élevé (il faut dire qu’Anaïs ne manquait pas de ces arguments qui sautent facilement aux yeux même des plus récalcitrants) elle entendit : « Tenez, je crois que c’est à vous » Il était là devant elle et lui tendait le porte-monnaie qu’il avait prestement ramassé. ‘Il’, c’était un homme comme elle n’en avait encore jamais vu en vrai. Elle savait que ça existait : elle en avait déjà vu dans ‘Voici’ et dans ‘Gala’. Grand, très grand, brun, très brun, avec de superbes cheveux joliment ondulés. Une voix suave, douce, envoutante, persuasive. Et des yeux !!!... Quels yeux !!! D’un éclat mordoré, brillants, on aurait dit deux pépites. D’une élégance ! Il portait un bel uniforme d’Air France avec des galons sur les épaulettes. Sûrement pas un steward, cette espèce de garçon de café des altitudes, non, il avait trop la classe. Un pilote, oui, oui, c’est ça, un pilote. Peut-être même un commandant de bord. Anaïs accro des séries télévisées était depuis fort longtemps amoureuse de Georges Clooney. Hé bien, celui qui la dévisageait, c’était Georges Clooney mais encore plus beau, si cela est possible. Son petit cœur se mit à battre très fort. Elle se rappela aussitôt l’horoscope du magazine féminin qu’elle venait de parcourir d’un œil distrait. Il faut bien s’occuper dans les embouteillages. « Pour les natives du verseau, deuxième décan : un grand chambardement, une rencontre très agréable, et…peut-être le grand saut ! » Le grand saut ! Vous vous rendez compte ! Elizabeth Tessier, ce n’est quand même pas une imbécile. Astrologue qualifiée, si, si, ça ne s’invente pas. « Une rencontre très agréable » Hé bien, chapeau la Tessier, elle avait mis dans le mille. Toute rougissante, Anaïs prit son porte-monnaie et ne put sortir qu’un timide et presque inaudible « Merci, Monsieur » en se noyant dans des yeux de feu qui lui souriaient. Dès cet instant, elle sut tout de suite qu’elle pourrait le suivre jusqu’au bout du monde et même encore plus loin s’il le fallait. Un éclair lui traversa l’esprit : et si c’était lui le pilote qui l’emmenait à la Réunion ? Ce serait trop beau. Quel bonheur ! Peut-être seraient-ils dans le même hôtel, et là… Les formalités d’embarquement souvent longues et pénibles se passèrent comme dans un rêve. Anaïs était déjà sur son nuage. Les vacances s’annonçaient plutôt bien, mieux, prometteuses. C’était sans doute ça le coup de foudre… Elle s’était juré d’explorer à fond la Réunion. Ca doit être drôlement excitant d’escalader les pentes encore fumantes du Piton de la Fournaise. Mais la fournaise, elle était déjà là. Un feu dévorant crépitait à l’intérieur. La vraie vie allait commencer. C’est épuisant l’attente dans les salles d’embarquement avant d’être appelé par l’hôtesse, mais là, curieusement, assise sur une banquette un peu ferme, elle ne vit pas le temps s’écouler. Elle en était à sa vingtième ou trentième lecture de l’horoscope de cette si clairvoyante Madame Tessier, quand elle sentit du mouvement devant elle. C’était l’équipage qui allait prendre son poste. Boum ! Son cœur explosa. Il était là. Il faisait partie du groupe. Il allait passer devant elle. « Si j’osais ! Oh oui, allez ! » En un millième de seconde, elle lui fit un petit signe de la main accompagné du plus joli des sourires. Trop beau ! Il la reconnaissait ! Sourire et petit signe aussi… Quelques instants après, Anaïs suivait le troupeau qui se dirigeait vers la classe économique. Le temps de gagner sa place, la fièvre n’était pas retombée. Ses voisins de travée avaient des têtes de petits vieux ronchons bien ordinaires. Aucune importance. Aujourd’hui, tout le monde était beau ! « Mesdames et Messieurs, bonjour. Je suis le commandant Hector Perceval et je vous souhaite la bienvenue à bord du Boeing 777-300 à destination de la Réunion. Nous volerons à une altitude de trente mille pieds à une vitesse de 860 km/h. Nous arriverons demain matin à 9h30 à Saint-Denis - Roland Garros où il fera 29°. L’équipage se joint à moi pour vous souhaiter un agréable voyage. » Dès les premiers mots elle avait reconnu la voix. C’était donc lui qui allait l’emmener au paradis…
Le voyage se passait plutôt bien. Anaïs avait de la peine à trouver le sommeil. Le personnel était attentif. Une hôtesse lui demanda si elle désirait quelque chose. « Non, rien, merci. Ah si, il y a une chose que j’aimerais : je n’ai jamais vu le cockpit d’un avion et si jamais…si ça ne dérange pas… » Quelques instants plus tard, l’hôtesse était de retour. « Le commandant Perceval est ravi de vous accueillir. Vous voulez bien me suivre ? »
Anaïs ne se fit pas prier. Ses palpitations reprenaient. La fournaise était à nouveau en ébullition. D’un pas mal assuré, en s’appuyant sur les sièges des autres passagers, elle parvint rapidement à la cabine.
Hector, tout sourire, l’accueillit de façon très simple et aussi très amicale. Elle était aux anges. Ils entamèrent une longue conversation.
Je ne sais pas si l’on saura un jour ce qu’ils ont pu se dire.
Une chose est sûre : on n’a pas encore retrouvé la boîte noire… |