''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)
Le rapido
Confortablement installé dans son fauteuil, Bernard ferme les yeux avec délectation. Il savoure pleinement cet instant ultime comme s’il voulait le prolonger à l’infini, malgré un fort arrière-goût de frustration. Le mot FIN vient de s’inscrire sur l’écran mais il aurait voulu que ça continue, encore et encore. Pourquoi les bolides ont-ils arrêtés leur ronde infernale sur le circuit des « 24 heures » ? Il connaît le film par cœur et peut en débiter tous les dialogues en même temps que les acteurs, et avec l’intonation juste, s’il-vous-plait. Et lorsqu’il les imite avec sa belle voix de basse, on croirait vraiment entendre le vrombissement des moteurs. Surtout leurs ronflements sourds de tambours rageurs lors du démarrage. Les caractéristiques techniques de ces engins terrifiants sont un secret de polichinelle pour lui. D’ailleurs dans sa bibliothèque où trône un écran plasma gargantuesque, le doute n’est pas permis. Vous êtes dans le sanctuaire d’un fana de l’automobile.
Les murs de la pièce sont tapissés de photos et dessins illustrant la plus prestigieuse des compétitions automobiles. Un peu partout, des vainqueurs au sourire éclatant se chamaillent autour d’un trophée dont lui-même a tant rêvé lorsqu’il était gamin. Sur les étagères, des montagnes de revues et de livres où domine le rouge. Ce rouge couleur de la vie, couleur de la vitesse, couleur du sang qui bout dans ses veines. Ce rouge qui donne un teint magnifique aux robes que portent les superbes créatures de ce bon Monsieur Ferrari. Dans des vitrines où il n’y a pas un brin de poussière, des dizaines, voire des centaines de modèles réduits que des collectionneurs avisés regarderaient avec envie.
Bernard vient encore de se régaler aujourd’hui. Une fois de plus le héros était au rendez-vous. A raison d’une fois par semaine depuis plus de trente ans, ça doit bien être la mille cinq cent quatre vingt troisième ou quatre vingt quatrième fois qu’il a pu s’en rassasier. Ses yeux sont encore tout embués d’une humidité brillante.
‘Le Mans’ c’est vraiment magique. Bernard est imbattable sur ce film. Il sait tout. Son histoire mouvementée et son tournage difficile avec un réalisateur, un super bon celui-là, qui démissionne en plein milieu avant de se faire remplacer par un empoté. A l’entendre on pourrait même croire que c’est lui, Bernard, qui en a écrit le scénario. Et les acteurs ! Magnifiques ! Il connaît tout leur pédigrée. De deux d’entre eux particulièrement. La sublime Elga Andersen avec ses yeux d’un gris vert indéfinissable qui le font chavirer à chaque fois. Et surtout, l’acteur principal, le seul, le grand, l’unique, le monument. Celui qui ferait passer Charlton Heston ou Kirk Douglas pour des figurants de série B. J’ai nommé : Steve Mac Queen !!!
La course de chars de Ben Hur ? Une simple promenade de santé à côté des ’24 Heures’ ! D’ailleurs on voit bien que c’est du chiqué et que c’est bourré de truquages ! « Non, Monsieur, dans ‘Le Mans’, ça ne triche pas, Monsieur » Là, ce sont des vrais, des pros, des coureurs authentiques qui risquent leur vie. C’est quand même autre chose. Jusqu’en mille neuf cent soixante dix, Bernard n’a jamais manqué une édition. A l’approche du mois de juin, la fièvre montait dans son petit village comme dans tout le reste de la région. Chacun y allait de son pronostic et les paris allaient bon train sur le nom du futur vainqueur. Du début jusqu’à la fin de la course, sommeil ou pas, Bernard et ses copains avaient l’œil rivé sur le circuit. Mais depuis cette fameuse année soixante-dix, il n’y a plus mis les pieds. Et maintenant, chaque année, devant son téléviseur qui reçoit plus de trois cents programmes, la télécommande bien en main, il court d’une chaîne à l’autre pour savourer l’événement sous le meilleur angle. Mille neuf cent soixante dix. C’était l’année de ses vingt-cinq ans. Il était beau et jeune. Il avait même pu assister au tournage car le premier metteur en scène, John Sturges, un vrai génie celui-là, avait décidé de filmer la vraie course, avec de vrais coureurs, dans de vrais bolides.
Ah ! On s’en souviendra de cette année-là. Quelle course extraordinaire ! Mais quel déluge aussi. Il n’avait pratiquement pas arrêté de pleuvoir. Bernard avait parié avec Michel que Ferrari gagnerait. Patatras ! Trois Porsche en tête !
Si les ’24 Heures’ avaient été bien arrosées, le pari perdu le fut tout autant. Bernard et Michel ont fait des tours supplémentaires. Après les buvettes, nombreuses, du circuit, ils sont allés du côté de la gare où des bandes joyeuses s’étaient donné rendez-vous. Le retour au village, à une heure plus qu’avancée, fut plus délicat. Le geste était imprécis et le pied plutôt lourd. La route glissait. La vieille 4 cv glissa aussi. Dans un virage un peu plus raide, emportée par son élan, elle fila tout droit sur un poteau télégraphique.
C’est bien loin tout ça. La veuve de Michel vient de se remarier. Bernard n’y était pas, elle n’a jamais pardonné. De toute façon, c’était trop loin. Il n’y serait jamais allé.
Que voulez-vous ! Le Rapido, il est confortable, son autonomie est correcte, mais quand même ! Pas plus de six kilomètres-heure donnée constructeur
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