''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)
La Mère Yvonne n’aime pas le tango…
Alban de Saint-Romain a poussé la porte vitrée du « Café des Pêcheurs ». Il ne se sent pas particulièrement à l’aise. Ce n’est pas qu’il soit timide, non, mais les rendez-vous de prolos, ce n’est pas trop son genre. C’est même totalement à l’opposé des établissements un peu chics qu’il a l’habitude de fréquenter, là où toutes les femmes sont belles, même les moches. Ici, au « Café des Pêcheurs », l’ambiance est nettement moins feutrée. La patronne, car ça doit être elle, trônant derrière son bar, et juchée sur un haut tabouret, en impose au maximum. Le terme de matrone serait, semble-t-il plus approprié. Une sorte de’ Mama ‘ à l’italienne avec la personnalité plantureuse qui va de pair. Le genre grande gueule, quoi ! Beaucoup de clinquant, un maquillage outrancier, un rouge sanguinaire qui déborde largement ses lèvres goulues, et des bijoux à tous les étages. Une blondeur soulignée par des espèces de boudins d’un coloris douteux qui lui donnent une allure moitié poissonnière, moitié mère-maquerelle. Pour un « Café des Pêcheurs », elle serait finalement assez dans le ton ! Cerise sur le gâteau, elle est moulée dans une sorte de fourreau composé de carrés multicolores aux tons très vifs. De loin, on pourrait la confondre avec un « Rubik’s Cube » ! D’un œil où ne coule aucune tendresse, elle surveille les allées et venues du serveur faisant son office d’un air soumis et appliqué. Un petit être effacé, pâle, terne, insignifiant. Une vraie demi-portion par rapport à la panthère qui épie ses moindres gestes. La décoration est tout à fait conforme à ce qu’on peut imaginer pour un « Café des Pêcheurs » Partout, sur le bar ou accrochés aux murs, des petits écriteaux au goût douteux . Ca va du traditionnel « Crédit est mort, priez pour lui » à « Tous bourrés dès huit heures, soutien aux viticulteurs » en passant par « L’alcool dégrade l’homme… on s’en fout, on n’est pas gradés » et j’en passe… Ces sentences d’une valeur hautement morale sont disséminées autour de vieux clichés représentant des pêches plus ou moins miraculeuses. Ici et là des chanceux hilares et triomphants brandissent à bout de bras des trophées brillants dans le soleil devant des envieux bien rougeauds à l’œil humide. C’est sûrement l’émotion ! La clientèle accentue le côté pittoresque de cette petite gargote champêtre perdue aux confins du Poitou. Cramponnés à leur bock de bière, et soutenus par un zinc massif et brillant, cinq ou six pêcheurs discutent avec passion des mérites respectifs de leurs matériels et de leurs techniques pour sortir les plus belles pièces du lac. A l’opposé, quatre militaires habillés en soldat ne sortent le nez de leur bière que pour maudire un adjudant qu’ils verraient bien s’embourber au cours de la prochaine manœuvre. Attablés un peu plus loin, et apparemment dopés au muscadet avec des pifs aussi luisants que des fraises, des joueurs tapent le carton en cognant fort sur le bois vernis, persuadés sans doute que le bruit conséquent influera sur la levée. Tout à côté, deux petites vieilles tout en noir, à première vue des veuves, noient leur chagrin respectif dans des verres d’un rouge un peu trop violent pour être de simples grenadines. A l’écart, main dans la main, l’air un peu niais et emprunté comme il se doit, deux amoureux d’un certain âge se regardent tendrement, se chuchotant à l’oreille, et laissant parfois s’échapper un bisou furtif dans le cou. Ca sent à plein nez le couple illégitime. Bref, au « Café des Pêcheurs » le temps s’est un peu arrêté, et l’on se croirait devant l’affiche noir et blanc d’un vieux film des années soixante. Mais Alban de Saint-Romain n’est pas venu là pour s’attendrir sur le temps qui passe. Petite serviette sous le bras il s’approche du bar. « Bonjour Madame, je voudrais parler à Monsieur Albert Ducorneau » Il a à peine eu le temps de formuler sa phrase que déjà la panthère a bondi du haut de son perchoir. « On veut causer au patron ! Qu’est-ce qu’on lui veut au patron ? » Le ton ironique qu’elle a employé pour prononcer le mot « patron » a fait naître de larges sourires sur le visage de la plupart des clients. On sent tout de suite qui porte la culotte au « Café des Pêcheurs » et ça se sait. « Alban de Saint-Romain, notaire à Bordeaux. Je dois lui parler personnellement, j’ai une communication importante à lui faire » L’imposante Mère Yvonne le coupe brutalement : « Monsieur le notaire, vous pouvez y aller ! Les communications importantes pour Albert, c’est moi qui lui fais, et ça depuis toujours ! » « Hé bien Madame, pour une fois, il y aura une exception. » rétorque d’une voix ferme mais respectueuse, Maître de Saint-Romain, bien décidé à ne pas s’en laisser conter » Alors là ! On n’a pas l’habitude de lui parler comme ça, à la Mère Yvonne. Dans le café, le silence s’est fait, et des lueurs d’inquiétude balaient le visage des habitués. « Albert…Ramène-toi…On te demande…Allez…Plus vite que ça » « Oui, ma douce, qu’est-ce qu’il y a ? » « Maitre de Saint-Romain, notaire à Bordeaux. J’ai à vous parler personnellement et de façon confidentielle. Pouvons-nous aller dans la salle, à côté ? » Aussitôt dit, aussitôt fait. Et un bon quart d’heure après, tout est dit. Albert sait tout. L’oncle de sa mère, l’excentrique, le fameux Tonton Arsène, celui qui était paraît-il un peu fou et qui avait disparu du jour au lendemain, celui qui se serait embarqué clandestinement sur un bateau en partance pour l’Amérique du Sud, il a donné de ses nouvelles. Enfin, donné de ses nouvelles, c’est beaucoup dire, car il est mort. Oui, il est mort il y a quelques mois en Argentine où il a fait fortune. Oui, il est mort et c’est Maître de Saint-Romain qui a son testament. Oui, il est mort et c’est Albert son seul neveu et unique parent qui hérite de tout, d’une immense propriété agricole dans la pampa, avec des chevaux, des gauchos, des troupeaux, des plantations à perte de vue. Avec en prime un hôtel de luxe, en bordure d’océan, du côté de Mar Del Plata. « Hé oui, Monsieur Ducorneau, vous voilà riche, très riche ! » a lancé en guise de conclusion Maître de Saint-Romain. Quelques instants plus tard, Albert tout ému a récupéré ses esprits après le choc qu’il vient de subir. Ila pris une importante décision et rentre dans la grande salle du café où les conversations avaient repris en sourdine. Une importante décision ? Pas vraiment. Deux plutôt ! « Tournée générale, oui, oui, tournée générale ! », lance-t-il à la cantonade, toisant du regard une Mère Yvonne médusée. « J’ai une grande nouvelle à vous annoncer : le « Café des Pêcheurs » est à vendre » et devant l’air incrédule des habitués il ajoute : « Si, si, il est à vendre,…et pas cher par-dessus le marché ; en plus avec une prime, une grosse prime, vous devinerez jamais : la Mère Yvonne, parfaitement, la Mère Yvonne, celle qui n’a pas arrêté de me pourrir la vie depuis exactement vingt-trois ans, sept mois et quatorze jours. Je divorce ! » La double annonce brutale et si imprévue fit l’effet d’une bombe. D’abord un grand silence, puis subitement une explosion de rires et de cris accompagnés de jurons bien sentis et de grandes tapes sur les cuisses Des casquettes volèrent en l’air et l’une d’elles resta même accrochée a une pale du ventilateur. La Mère Yvonne s’éclipsa discrètement, victime d’une migraine foudroyante. Au « Café des Pêcheurs » tout l’après midi et fort tard dans la soirée, on but beaucoup pour fêter l’événement, et beaucoup ça veut dire encore plus que d’habitude ! Le lendemain, dès l’aube, les gaules étaient déjà en batterie. Les mordus de l’hameçon ne s’étonnèrent pas de voir que leur café bien aimé avait encore les rideaux tirés. La journée s’annonçait belle et prometteuse. Les oiseaux voletaient ça et là, de buisson en feuillage. Un soleil caressant inondait de dorures chatoyantes la cime des immenses peupliers. Sur le lac, une troupe de canetons s’éparpillait dans le sillage d’une maman attentive. Quel calme, quelle beauté. Tout près, parmi les roseaux, un corps flottait…… |