''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)

 

                   

Madame La Colonelle avait beaucoup de manies. Quoi de plus normal pour une femme à l’aube de la soixantaine. Elle aimait régenter et avoir l’œil sur tout. Son territoire de chasse ? Le voisinage principalement et le 10 bis  en particulier, un immeuble un peu désuet qui avait su garder son charme dans ce quartier résidentiel.

Une de ses manies surpassait de loin toutes les autres. Au premier regard qu’elle posait sur vous, c’était fait, vous aussi vous l’aviez votre surnom.

Edith était l’épouse du Colonel Méchinaud qui venait juste de faire valoir ses droits à la retraite. En sa présence elle lui donnait du Mon Colonel par ci, Mon Colonel par là. Avait-il tourné les talons, il devenait ‘l’ahuri.’ On voyait d’ailleurs bien à son air peu éveillé qu’il n’avait sûrement pas servi dans le génie. De fait, c’était un aviateur. Il avait peu navigué et effectué une carrière surtout administrative, ayant depuis son mariage avec Edith perdu tout sens du commandement.

Madame La Colonelle avait donc ainsi rebaptisé tout le 10 bis. 

Au rez-de-chaussée, occupé par une étude notariale les deux associés, le bedonnant Maître Boucard et le filiforme Maître Perrichet étaient naturellement devenus Bouvard et Pécuchet. L’étude amenait une petite agitation diurne relativement peu envahissante et assurait une tranquillité absolue à l’heure où les minutes et les grosses dorment au fond des placards vermoulus.

Juste au-dessus était le domaine du couple Méchinaud qui l’avait hérité d’une vieille tante, la ‘gallinacée ‘, au cou interminable surmonté d’une crête flamboyante. L’appartement était un peu vaste pour eux seuls, d’autant que leur fils, Bernard, autrement dit ‘chérubin’ s’en était vite échappé pour faire carrière à Paris. Son instinct de survie lui faisant  d’ailleurs espacer au maximum ses visites.

Au second, un couple actif s’il en est : huit enfants ! Cette fratrie pléthorique était due à l’ardeur vigoureuse d’un chef de service à la Préfecture que son travail n’épuisait sans doute pas. Hormis cette verdeur apparente, Monsieur "le Reproducteur" était un être insignifiant et terne. Il avait essuyé une larme lors de la mort de l’ermite de Colombey. Madame La Colonelle ayant passé son enfance en Algérie n’avait pas pardonné .En conséquence, les deux familles s’ignoraient superbement. L’épouse du Reproducteur, petite et noiraude, était donc devenue "la Sablaise" car il n’y a qu’en Vendée qu’on trouve de nos jours des familles aussi nombreuses. Quatre aînés étaient déjà partis pour des facultés lointaines et bien-pensantes, les autres, lycéens studieux et peu bruyants attendaient d’en faire autant. La Colonelle qui connaissait les travers de chacun avait appelé les jumeaux de seize ans  "Reniflette" et "Digicode". Quant aux deux filles qui suivaient, c’était ‘Cloche-pied ‘ et ‘Grignoteuse ‘.

Le dernier étage était divisé en trois logements distincts. L’un occupé par une secrétaire de l’étude notariale, la "Vierge effarouchée" à qui ce surnom allait finalement plutôt bien. L’autre par ‘Cochonnet ‘ un placide retraité qui descendait jouer à la pétanque trois fois par semaine dans le square tout proche. Le dernier enfin par la belle Suzy, une très jolie blonde, une créature, qui devint vite la ‘ Poule du troisième ‘ dès son arrivée dans l’immeuble.

Ca ne volait pas toujours très haut chez l’aviateur et la Colonelle lui aurait bien attribué un pseudonyme rimant davantage avec escalope, mais elle n’avait pas osé. Apparemment la ‘poule du troisième ‘ ne travaillait pas. On ne savait pas trop de quoi elle vivait mais, en tout cas, elle recevait beaucoup. Des hommes, rien que des hommes, genre représentants impeccables ou jeunes cadres dynamiques, souvent avec des petits paquets joliment ficelés. Elle ne vivait pas seule. Un visiteur plus performant que les autres lui ayant laissé  un cadeau plus personnalisé qui allait sur ses douze ans. Le petit Fabien. Mais pour la Colonelle ce fut immédiatement le ‘ Petit Furoncle ‘. Leur arrivée il y a trois ou quatre ans au 10 bis avait coïncidé avec des faits troublants qui semèrent la suspicion dans l’immeuble : petits souvenirs canins sur les paillassons, chewing-gum dans les serrures des boites aux lettres, poignées d’appartement délicatement badigeonnées de confiture sournoise, et j’en passe. C’était sûrement lui.

La belle Suzy ne laissait personne indifférent et quand Albert Méchinaud montait l’escalier derrière elle, il humait son parfum avec délices en pestant intérieurement de n’avoir pas un étage de plus à gravir.

Cette année là, un beau jour d’un été qui allait devenir caniculaire, un événement tragique bouleversa la vie feutrée du 10 bis. La Colonelle revenait de faire ses courses à l’épicerie fourre-tout du quartier, cabas d’un côté, sac à main de l’autre. Fait peu banal sur ce boulevard généralement paisible, deux voyous motorisés arrivèrent à sa hauteur et le passager lui empoigna vivement son sac. La Colonelle avait passé sa vie à s’agripper à tout, à son statut social, à son ‘ahuri ‘,à son ‘chérubin,’ à ses affaires. Elle ne lâcha donc pas prise. Ce fut son malheur. Elle partit en vrille, traînée sur une quinzaine de mètres, abandonnant seulement le butin quand sa tête heurta le bord du trottoir. Le facteur, le père ‘Rhésus ‘, finissait sa tournée. De son portable il alerta les secours qui furent rapides. Comme le ‘petit furoncle ‘ était aussi présent il l’envoya vite chercher le colonel. Le petit malin avait juste eu le temps de noter au fond de sa main l’immatriculation de l’engin motorisé.

Tout alla très vite : sirènes, ambulance, police, hôpital, urgences et pour finir : diagnostic réservé.

Le soir même, en rentrant, le Colonel grimpa rapidement jusqu’au troisième pour remercier le jeune garçon dont la présence d’esprit avait au moins permis à une maréchaussée diligente  de récupérer le précieux sac.

La belle Suzy lui ouvrit. Habillée de façon très aérée, compte tenu de la moiteur ambiante. « Mon petit n’est pas là, il est parti cet après-midi en vacances chez sa grand-mère. Mais je vous en prie entrez donc. »…

Elle n’eut pas besoin d’insister. Dans l’appartement confortable, décoré avec goût, flottait un parfum enivrant qui rendait l’atmosphère grisante.

L’absence du ‘ petit furoncle ‘ provoqua soudain chez le Colonel de furieuses démangeaisons.

Drôle de journée que ce sept juillet. Sur son lit d’hôpital, la colonelle qui avait raté son atterrissage, semblait en bout de piste. Son planeur de mari, lui, se sentait pousser des ailes. Je crois bien  même qu’il allait pénétrer une zone de fortes turbulences.

 




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