''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)

 
 

               

Vendredi 25 janvier, Berthe Petipas  referme doucement la porte de son appartement non sans avoir lancé un gentil «A tout à l’heure, Arthur !» Elle descend prestement ses deux étages, ouvre la porte de l’immeuble et lève machinalement les yeux au ciel qu’elle scrute avec intensité. Il est limpide. Pas un nuage.

"Ca va ! Ce n'est sans doute pas pour aujourd'hui" se dit-elle, ne trouvant rien d'inquiétant dans l'azur immaculé.

Berthe Petipas qui a sûrement du sang gaulois dans les veines, a simplement accompli le geste qu’elle fait tous les jours, tout au long de l’année. Elle n’ a peur que d’une seule chose : que le ciel lui tombe sur la tête .Cette crainte irraisonnée est la seule faiblesse de cette femme au caractère bien trempé qui marche désormais d’un pas décidé malgré l’approche de ses quatre-vingts ans.

Et sous l’apparence frêle d’une petite vieille insignifiante, les gens qui la croisent auraient de la peine à imaginer un cerveau bouillonnant et une culture hors du commun.

Car Berthe Petipas est une intellectuelle comme on en rencontre rarement.

Retraitée de l’Education Nationale, elle a essayé pendant près de quarante ans de transmettre à des garnements plutôt ignares, et fiers de l’être, des connaissances dont la plupart se moquaient éperdument.

Les palmes académiques vinrent à juste titre couronner une carrière qui aurait pu être  nettement plus brillante si elle avait accepté de monter dans la  capitale , au ministère, où un fauteuil lui tendait les bras. Mais elle avait ses habitudes ici et elle n’avait pas  osé.

Berthe Petipas est papyrophage. Depuis sa plus tendre enfance, elle a dévoré des tonnes  et des tonnes  de papier, lisant tout ce qui passait à portée de ses mains. Son appartement est une espèce de gigantesque  capharnaüm où s’entassent des piles de journaux, de périodiques et de livres de toutes sortes.

Sa soif insatiable de culture, agrémentée d’une mémoire exceptionnelle, a fait d’elle une sorte de Pic de la Mirandole des temps modernes. Elle peut aussi bien vous citer tous les personnages que l’on rencontre dans les niaiseries de la Comtesse de Ségur (née Rostopchine) que ceux de la Comédie Humaine de Balzac ou ceux qui peuplent les romans de Victor Hugo.

Elle connaît jusqu’aux œuvres d’illustres inconnus qui n’ont pas  même droit à plus de deux lignes dans les manuels scolaires ; c’est dire !

Et si sa connaissance n’était que littéraire ! Mais non ! Elle excelle aussi dans les sciences : mathématiques,  physique ,  astronomie, et cetera , ont bien peu de secrets pour elle . Pour couronner le tout, un sens très pointu du chiffre et de la précision qui la ferait presque passer pour une maniaque. Chez les Petipas, on  n’ a  jamais fait dans l’à peu près. Quelques lacunes en chimie mais qui n’en a pas ?

Elle peut vous donner le nombre Pi au moins trente chiffres après la virgule.

Le poids d’un litre d’air ? la  définition du mètre-étalon ? l’équivalence  entre les degrés Celsius et les degrés Fahrenheit? tout  ça pour elle c’est des secrets de Polichinelle !

Si du coté des neurones il n’y a pas grand chose à jeter, on ne peut pas en dire autant du reste. Elle n’est pas belle. On peut même le dire, elle est carrément laide. Eté comme  hiver , elle est habillée d’une façon triste où le gris domine. Sa silhouette se confondrait presque avec les vieux murs  bétonnés qu’elle longe lorsqu’elle se rend dans les commerces proches. Mais quand on la voit, il est impossible de ne pas la remarquer car chez elle, il y a deux choses qui sautent aux yeux : sa coiffure, faite de cheveux d’une allure et d’une couleur indéfinissables qui ne sont pas sans rappeler les balais « Océdar » des années cinquante. Et son nez, surtout son nez. Une sorte de grosse patate posée sur deux trous béants, des gouffres, qui lui avaient valu jadis le délicat surnom de « narines de baudet » que de méchants élèves lui avaient attribué.

La culture, ça s’acquiert et pas que dans les manuels scolaires; Berthe Petipas a beau être en retraite, elle l’entretient et la développe tous les jours. Son truc à elle, c’est  Ouest-France. Tous les matins elle descend à sa boîte aux lettres le chercher car elle se le fait livrer par le service de portage. Et elle lit tout, tout, tout.

Rien ne lui échappe Son esprit critique et son œil vigilant ne laissent  rien passer. L’autre jour, il y a eu une erreur de numérotation dans la pagination: elle s’est empressée de leur téléphoner pour la signaler. » Que voulez-vous, ils ont des correcteurs qui ne font pas leur boulot ! »

Elle commence sa lecture par les avis de décès. Le « boulevard des allongés » comme elle dit. Ce n’est pas qu’elle ait un goût prononcé pour le morbide , mais on n’est pas plus de quarante ans dans l’enseignement sans connaître du monde. Il faut se tenir informé. Et régulièrement elle y trouve des noms qu’elle a connus, des parents d’élèves, des membres de leur famille, quelquefois aussi hélas, d’anciens élèves eux-mêmes.

Elle avait pour certains un peu d’affection. C’était tout son univers. Elle a une pensée émue…

Ensuite dans Ouest-France tout y passe : les informations générales, régionales, puis locales pour finir par la rubrique des chiens  écrasés .

Elle lit tout, vous-dis-je .La bourse, la vie maritime , la page artistique, celle des enfants…

Tiens, elle lit même la  rubrique agricole et ça, il faut vraiment en  avoir envie ! Mais quelqu’un qui est capable de vous donner le cours du veau, ou de la blonde d’aquitaine lourde, et qui peut vous parler des broutards, des herbagères ou des juments suitées, ça vous en bouche un coin, n’est-ce- pas?

Le fin du fin: on est en période électorale. Il y a pourtant un paquet de listes en présence dans tout l’arrondissement. Hé bien, elle a réussi à lire les nom, âge et profession de tous les candidats et pas une liste n’a échappé à son contrôle!

 

Il y a juste une chose qu’elle déteste et dont elle ne lit même pas les gros titres : la page des sports. Ce n’est pas qu’elle n’aimerait pas mais on ne sait jamais: elle pourrait tomber sur un article où il serait question de Prosper Courjarret, le beau Prosper, l’ancien coureur cycliste pour lequel elle avait le béguin. Mais l’imbécile, sans doute effrayé par l’aspect  plutôt rébarbatif de la Berthe avait préféré convoler avec Mélanie Bidet, sans doute plus jolie, mais d’une bêtise !!! Bien fait pour lui !

Mais aujourd’hui , en  ce vendredi 25 janvier, Berthe Petipas est bien inquiète. Elle vient de lire une nouvelle terrifiante. Un entrefilet de seulement quelques lignes qui ne présage rien de bon. Maurice Leroy,  «  Le roi des bouchers », c’est du moins ce que prétend son enseigne, a tout de suite remarqué que  Berthe Petipas, qui vient de pousser sa porte, avait une tête de déterrée.

« Bonjour Mademoiselle Berthe, dites-donc, ça n’a pas l’air d’aller fort ce matin. Ce serait-y-pas vos rhumatismes qui vous reprennent ? Le temps est pourtant bien sec ces jours-ci.. »

« Non ,non,  mon pauvre Monsieur, de ce côté-là ça irait plutôt bien. Vous n’avez sans doute   pas lu le journal ? » 

« Ben, non, vous savez bien que le matin en revenant des abattoirs, faut que je prépare ma viande. J’essaie de le lire le soir, quand je peux. Qu’est-ce qu’il y a donc ? »

« Ha bon ! Vous ne savez pas ce qui nous attend alors ? Hé bien je vais vous le dire. Figurez-vous qu’il y aurait à se balader au-dessus de nos têtes un satellite espion qui serait sorti de son orbite et qui est devenu incontrôlable. Il ne  répond même plus aux  ordres , le salopard , et il a décidé de nous tomber sur le museau. Voilà ce qu’il y a, Monsieur Leroy ». L’emploi du mot »salopard » par Berthe Petipas, ce n’était pas dans ses habitudes en disait long sur le désarroi profond dans lequel elle se trouvait.

 « De plus , à bord,il y aurait cinq cents  kilos d’hydrazine et peut-être même du nucléaire en prime. Tiens, le temps que je vous explique, mettez-moi donc une escalope bien tendre, mais pas plus de cent trente grammes et puis un peu de nonos, si vous avez, pour mon Arthur, le meilleur ami de l’homme, mais aussi de la pauvre petite retraitée que je suis »

 « Meilleur ami de l’homme !meilleur ami de l’homme ! c’est  vite dit. Si je fais un sondage auprès de la plupart de mes copains, ils vous répondront que le meilleur ami de l’homme c’est pas le chien, c’est le lave-vaisselle ! ».

« Au lieu de dire des bêtises grosses comme vous, vous feriez mieux de me préparer ma viande. Pas plus de cent trente grammes, je vous rappelle. Et pensez donc plutôt à ce qui nous attend .Cinq cents  kilos d’hydrazine qui vont nous anéantir; c’est un carburant toxique, vous vous rendez compte ? Et de plus je suis persuadée qu’on ne nous a pas tout dit !

C’est une affaire bien louche, à mon humble avis, on nous cache des  choses . »

«  Mademoiselle Berthe, vous m’épatez ! Comment vous pouvez savoir tout ça ? »

 « Hé bien, je m’informe, mon bon Monsieur. Je suis allé fouiner dans mon petit Larousse, celui qui est en un volume et qui pèse deux kilos cent vingt-sept. Bernique ! Je n’ai rien trouvé d’intéressant. Alors j’ai été obligée de me farcir le gros en six volumes. Celui que mon père m’a laissé et qui date de mil neuf cent vingt-neuf, l’année de ma naissance. Et ce n’est pas un petit boulot pour une vieille comme moi. Celui qui va de la lettre E à la lettre H, il fait quand même mille quatre vingt dix neuf pages et il pèse onze kilos deux cent soixante.

Et ce qui m’énerve, c’est que  je vais être obligée de leur écrire chez Larousse. Vous devinerez jamais ce qu’ils ont fait. Faut vraiment pas être fin !

A « hydrazine »ils ont mis : « même chose que  diamidogène » alors je suis allez voir à « diamidogène » hé bien c’est écrit noir sur blanc : « même chose qu’hydrazine ! «  Finalement, il n’y a rien de mieux que Ouest France pour savoir à quelle sauce on va être mangés ! »

 « Oui, oui, je comprends, ils se foutent du monde,,eux aussi , l’interrompt Maurice Leroy qui sans doute n’en a rien à faire de l’hydrazine et du diamidogène .alors que d’autres clients viennent de rentrer dans sa boutique,

Vous n’oublierez pas de me tenir au courant bien sûr. Allez !Au revoir Mademoiselle Berthe, ça va aller, ça va aller ! »

Sur le chemin du retour , non sans avoir jeté un œil soupçonneux vers le zénith ,elle  prend ce qui  lui semble être la plus sage des décisions : «  Je rentre, je me calfeutre et j’attends que ça se passe. On verra bien » 

Vendredi 22 février. Il y aurait comme de la joie chez Berthe Petipas

« A tout à l’heure, Arthur »

Dans nos bonnes provinces de tradition chrétienne, pendant le Carême, c’est le jour du poisson.

Berthe Petipas qui n’a jamais caché son anticléricalisme a décidé qu’aujourd’hui elle mangerait, elle, de la viande.

En sortant de son immeuble, elle lève un œil joyeux vers le ciel décidément très lumineux. 

« Encore une belle journée qui s’annonce, pense-t-elle »

Maurice Leroy, le roi des bouchers, l’accueille avec un  large sourire qui transpire de satisfaction. 

« Tiens, Mademoiselle Berthe, quelle bonne surprise ! Ca fait une éternité qu’on ne vous avait vue. Vous avez été malade ? »

 «  Non ,non,  Monsieur Leroy, disons que j’ai un peu vécu en autarcie ces derniers temps »

 « Ha bon, et pourquoi donc ? »

 « Hé, dites, vous ne vous souvenez pas ? Le satellite-espion . Hé bien, ça y est, ils l’ont pulvérisé les Américains. On peut les critiquer, mais pour une fois, il n’y a rien à dire. Pan ! En plein dans le mille. Un missile tiré depuis un croiseur dans l’océan.  Ils ont dû être épatés les chinois !

On va pouvoir sortir tranquille maintenant. Vous pourrez lire ça ce soir, il y a tous les détails dans Ouest-France .Une bonne nouvelle comme ça mérite bien un extra. Je  vais même faire une petite folie pour une fois.

Vous me mettrez deux paupiettes, s’il vous plaît »

« Ha ! ça c’est vraiment une bonne nouvelle. Et les paupiettes, je vous en mets deux belles ? « Pourquoi ? Vous voudriez m’en donner des vilaines ? »

Du tac au tac aujourd’hui, la Petipas. C’est la grande forme.

« Et mon Arthur, vous lui mettrez quelque chose de bien. Il a bien  droit lui aussi. » Mademoiselle Berthe a vraiment le cœur en fête.

Sur le chemin du retour elle n’oublie pas de lever le nez pour admirer ce si beau ciel très rassurant. Elle n’aurait pas dû. Sur le trottoir, l’égoutier , les bras chargés d’outils, n’a pas pu la rattraper. On n’a entendu qu’un bruit sourd. Le puits de science était déjà dans les profondeurs. Pauvre Berthe Petipas, Carême ou pas Carême, elle ne mangera sûrement pas de viande aujourd’hui ;

 

 

 




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