''Shakespeare n'a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui'' (Alphonse ALLAIS)

 
 

                  

Juliette rêve.

Juliette est une rêveuse

Et tous les matins, dans son bus qui la descend vers le centre ville où elle travaille, Juliette rêve.

Assise tranquillement presque toujours à la même place, elle regarde d’un œil absent le paysage habituel qui égrène inlassablement des maisons sans âme dans une périphérie encore endormie.

Elle regarde, mais elle ne voit pas.

Juliette est ailleurs. Elle est loin. Très loin.

Hier, elle  cheminait, sac au dos, un sentier escarpé dominant les clins d’œil d’une mer scintillante et tentatrice.

Aujourd’hui, chaudement emmitouflée et chaussée de raquettes elle gravit un raidillon difficile d’où elle embrassera un panorama unique.

Demain, elle naviguera au milieu d’une foule colorée et bruyante, tout imbibée de senteurs épicées inconnues et prometteuses .

Et dans tous ces voyages, Juliette est heureuse. Elle n’est pas seule. Elle a enfin trouvé la perle rare qui l’accompagne partout pour découvrir le monde.

Mais la réalité est tout autre, et avant d’avoir rencontré le Prince Charmant il y a encore du chemin à faire, car Juliette vit solitaire .Elle ne connaît pratiquement personne dans cette grande ville où elle vient d’être admise comme attachée territoriale à la préfecture.

Bientôt vingt-sept ans et plutôt jolie, sans ostentation, elle a bien sûr connu quelques amourettes dont certaines ont laissé des traces amères dans son esprit , mais le grand , l’unique amour, celui qu’on ne rencontre qu’une seule fois, elle l’attend, elle le guette, elle le désire, elle le veut.

Juliette est avant tout une romantique. Et son romantisme à elle, s’accommode mal de la routin

Ce qu’il lui faut c’est  de  l’aventure,  de  l’émotion, du feu.

Au début, à la préfecture, elle avait pensé qu’elle trouverait facilement  chaussure à son pied parmi ses collègues de l’administration. Elle avait vite déchanté.

Le chef de cabinet dont elle dépend  a vraiment l’air sinistre et ses collaborateurs font tout ce qu’ils peuvent pour lui ressembler .Avec leurs costumes gris , leurs cravates bleu marine, et leurs têtes de faux-culs , il n’y en a pas un qui se distingue des autres .Chacun évoluant , de façon presque irréelle ,  dans cet environnement terne où la fantaisie n’est pas de mise.

On dirait des fantômes en uniforme. Ils n’existent même pas.

Pouah ! Quelle horreur !

Finalement, ce ne sera sûrement pas un fonctionnaire. Non, Juliette se verrait bien avec un intello, un journaliste, un artiste ou quelque chose dans ce genre-là.

Elle a un type d’homme à elle bien en tête. Son goût est définitivement fixé.

Il sera grand. Pas un géant genre basketteur mais au moins un mètre quatre-vingt.

Surtout pas chauve. De beaux cheveux.  Pas un blond, ni un très brun, non, plutôt châtain, châtain foncé exactement .Des yeux clairs, bleus de préférence, ce serait bien.. Un regard profond et limpide c’est important, pour, comme disait Saint-Exupéry , regarder ensemble dans la même direction.

Elégant  oui, mais sans forcément ressembler aux mannequins des magazines. Souvent très beaux, mais dont la virilité reste à démontrer.

Allure svelte, sportive, dynamique, mais pas un excité. Juste quelqu’un avec qui on aimerait bien partir, comme des globe-trotters , à l’aventure, sans but précis autre que voir, découvrir rencontrer.

Enfin connaître ces subtils instants , où, éloignés de tout, on voudrait que le monde s’arrête de divaguer pour fixer ce moment privilégié.

La seule chose sur laquelle Juliette sera intransigeante , ce sont les mains.

Il faudra qu’il ait des mains distinguées, soignées, et  fines.

Pas d’énormes mains calleuses ou d’effrayants  battoirs avec des  gros doigts tout boudinés, encore moins poilues avec des ongles négligés.

Surtout pas des mains épaisses et rugueuses  qui pourraient lui rappeler celles de Jean-Louis, le fils du maire de son village, gros propriétaire terrien dont elle avait dû subir quelque temps les horribles caresses.

Non, des mains d’artiste, de créateur, des mains qu’on aimerait voir onduler sur son corps, des mains…

«Pardon, excusez-moi, pardon, excusez-moi»

Perdue dans ses pensées Juliette n’a pas prêté attention au jeune homme qui a été obligé de se répéter pour s’asseoir face à elle.

Elle était tellement loin.

Mais maintenant elle a senti comme un regard sur elle et le jeune homme qui vient de s’installer la dévisage avec douceur.

Le petit cœur de Juliette se met à palpiter doucement.

Elle sent un flux  tendre et chaud lui monter à la tête

« Pourvu que je ne rougisse pas, » pense-telle.

L’inconnu ne lui déplaît pas, bien au contraire.

C’est la première fois qu’elle le voit dans le bus .Il doit être nouveau dans la ville .

Il a l’air sympathique. Très correctement habillé. Rien d’excentrique. Parfait.

Et ses mains ! Oh ! ses mains !

Juliette n’en a encore  jamais vu de pareilles. Elles sont magnifiques. Longues. Longues.  Longues et fines.

Il vient de les décroiser. Pas d’alliance. C’est bon signe.

C’est un pianiste. C’est sûrement un pianiste.

C’est bientôt « les folles journées » il est sans doute  venu en avance pour les répétitions

"Oh, j’ai bien fait de prendre un large forfait pour les concerts. Je suis sûre que je le verrai."

Juliette regarde l’inconnu et esquisse un très léger sourire.

"Ca y est. Il m’a encore regardée. Il est beau. Brun un peu foncé, mais il est beau quand même. Il doit être méridional. Peut-être italien. Si ,si, c’est un artiste.

Ha! Si j'osais lui parler, si j'osais…"

La cathédrale approche. C'est là que Juliette descend pour rejoindre la Préfecture.

"Je vais me lever, l’effleurer, peut-être même le toucher ne serait-ce qu’un instant.

Le sentir. Le sentir aussi. Oh, oui, je suis sûre qu’il sent bon.

Ca y est, rue du Maréchal Joffre, je suis debout. Agrippée à la barre de maintien.

Oh, il se lève lui aussi. Quelle chance. Il va descendre là. Il s’approche. Il est près de moi. Contre moi.

Ce bus va trop vite. Je voudrais que ce voyage ne finisse pas, qu’il dure l’éternité.

Lui aussi s’est agrippé à la barre de maintien. Il a touché ma main.

Oh , le feu ! Il passe à l’orange !… "

Le chauffeur, grâce au ciel, ne doit pas être très  réveillé ce matin. Coup de frein brutal.

« Quel bonheur ! J’ai été complètement écrasée contre lui. Qu’est-ce qu’il sent bon…Il m’a retenue avec une force inouïe.  J’ai bien senti ses mains sur moi. Il m’enveloppait ! J’ai presque cru que je m’évanouissais. Je me suis laissée faire … C’était trop bon… »

« Merci Monsieur »

« Non, non ,de rien, c’est moi… »

Il s’excuserait encore. Sa voix est agréable, avec un léger accent.

Oui, oui, c’est sûrement un artiste italien.

Ca y est. Le bus s’est arrêté.

Juliette est descendue.

Lui aussi, mais il part de l’autre côté. Dommage. 

Il a déjà  tourné au coin de la rue

« Allez, voilà la Préfecture. Finalement, elle est plus belle que d’habitude.

Je ne l’avais jamais vue comme ça » pense Juliette qui gravit rapidement l’escalier.

Tiens, la grosse Georgette est déjà arrivée.

Trente-cinq ans de carrière dont vingt-huit aux « cartes grises » et le physique qui va avec.

« Attention, petite, ton sac est ouvert .Tu vas perdre quelque chose »

« Mon sac est ouvert ?

Mon sac est ouvert !

Ahhhhhhhhhhhhhhhh ! Le salaud !!!!!!! »

 




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